jeudi 7 janvier 2010

Evolution biologique et Evolution culturelle : Exemple d’une spéciation d’un mème.
Barbie et ses filles
Mona ABBOUD, Dr. en Sciences Sociales
mona_3bboud@hotmail.com
La « Barbie » s’est répandue internationalement, et les fillettes arabes comme toutes les fillettes du monde se sont attachées à elle pour un demi siècle. Ce n’est que depuis quelques années qu’elle fut écartée dans les pays arabes au profit de Fulla la musulmane voilée et habillée « décemment ». Barbie est née en 1959 aux Etats-Unis à la société Mattel, avec deux parrains Jack Ryan et Bill Barton.




Sa cousine Fulla est née en 2003 en Syrie à la sociéte New Boy Design Studio. Fulla ressemble à Barbie : elle a la même taille, les mêmes traits, mais ses cheveux sont châtains, ses yeux sont bruns et ses vêtements sont très couvrants . Elle occupe les vitrines des magasins de jouets, habillée en Abaya ou d’un tchador noirs, les cheveux couverts par un voile. Elle pourrait aussi mettre un long habit de prière et un voile blanc. Barbie et Fulla sont toutes les deux d’origine chinoise, elles y sont confectionnées.
Barbie a assurée à ses créateurs une grosse somme d’argent. 650 millions d’exemplaires en ont été vendus, depuis sa naissance jusqu’en 1996. Fulla la nouvelle née fut vendue à 2 millions d’exemplaires en 3 ans, dans le monde arabe.
Fulla comme Barbie a une garde robe très riche. Les habits de Barbie sont très variés : des robes de soirée décolletées aux maillots de bain et aux jeans et pulls bien serrés. Barbie peut se changer comme elle veut, se déshabillant entièrement, tandis que Fulla n’a que des abayas et des manteaux qu’elle met par-dessus ses pantalons ou ses tenues d’intérieur inamovibles. Elle a aussi des robes de soirée longues et pailletées mais qui couvrent bien tout son corps.


Les adolescentes arabes comme toutes les adolescentes occidentales considéraient Barbie comme leur poupée idéale. Aujourd’hui elles lui préfèrent Fulla qui reflète les valeurs musulmanes.
L’idée d’une poupée musulmane remonte à 1999. Elle ne se réalisa qu’en 2003. Cette poupée envahit les magasins de jouets dans les pays arabes : en Syrie, en Egypte, en Jordanie, Qatar et tous les pays du Golfe.
Fawaz Abdin, le directeur de marketing à la société « New Boy Design Studio » annonça :
«Cela nous prit plus de quatre ans pour développer la forme du visage, du corps et des habits de cette poupée et pour trouver ses aspects définitifs que connut le marché en octobre 2003. Les ventes augmentent de jour en jour. 2 millions et demi d’exemplaires ont été vendus en deux ans ». Abdin ajouta : « en 2006 Fulla aura un frère et une sœur : Badr et Nour et nous développons aujourd’hui une Fulla institutrice et une Fulla médecin ». Mohamad Sabbagh, directeur d’un magasin de jouet à Damas précise que le succès que réalisa Fulla dans les souks revient à ce que la majorité des familles dans les pays arabes reconnaissent dans Fulla les valeurs islamiques : « Elle est à la tête de toutes les poupées vendues au Moyen Orient. Je souhaite qu’elle soit ma mère, ma sœur. Elle est proche de toute mère et de toute fille, de toute famille, de tout père… »
Les valeurs islamiques que soutient Fulla se manifestent par sa façon de s’habiller et par tous les accessoires qui accompagnent son achat. On y trouve comme accessoires : un tapis de prière, un chapelet, des voiles… Les filles qui aiment s’habiller comme Fulla peuvent acheter des copies de ces habits et accessoires en coton.
Rawan Bekai de Damas considère que « Barbie représente les valeurs américaines et Fulla représente nos coutumes et traditions ». Fulla est représentée dans les clips publicitaires comme une fille bien élevée, polie, obéissante, qui respecte ses parents. La maman Hoda El Asbahi de Damas réclame : « Je préfère acheter une Fulla à ma fille parce qu’elle ressemble plus à nos filles de part son visage, son type, ses habits et ses accessoires sont tous arabes pris de notre culture ». Préférer acheter Fulla à Barbie pourrait refléter le retour des valeurs de conservation dans les pays arabes.
La question de produire une poupée arabe à la manière de Barbie l’américaine a été discutée maintes fois dans les réunions de la ligue arabe. La direction des affaires sociales et culturelles de la ligue arabe avait proposé plusieurs idées dans ce sujet, comme elle avait proposé plusieurs noms à la poupée arabe dont « Lili ». Une poupée voilée d’une façon moderne avait vu le jour mais elle ressemblait toujours à la Barbie et ne se propagea pas intensément.


Avant Fulla, l’Iran a lancé une poupée musulmane connue sous le nom de « Sarah »[1]. Sarah ressemblait plus à une poupée d’enfant qu’à celle qui plaît aux jeunes adolescentes. Elle n’était pas voilée de manière traditionnelle. Le voile qui couvrait sa tête laissait paraître sa frange.
Sarah fut remplacée par « Razane »[2], une première copie musulmane de Barbie. Fulla la nouvelle « Barbie » musulmane ressemble beaucoup à cette sœur aînée.



Avec l’accroissement du nombre des filles voilées en Egypte, la poupée « Fulla » a dépassé son analogue américaine Barbie. Tarek Mohamed le directeur des ventes dans un grand magasin de jouets du quartier « Al Mouhandissin » au Caire dit : « Fulla se vend plus que Barbie parce qu’elle représente nos valeurs orientales. Elle ne montre jamais ses jambes ni ses bras ». Le premier costume de Fulla était composé d’une Abaya noire traditionnelle qui lui couvre le corps de la tête au pied, laissant son visage découvert. Sa garde robe s’est enrichie et a bien évoluée après son entrée en Egypte pour plaire aux adolescentes égyptiennes comme avait dit Ahmed le vendeur dans le centre commercial « City Stars » au Caire.
Sous la abaya, on découvre une Fulla svelte élégante habillée en jean et tee shirt, tenue très répandue chez les adolescentes égyptiennes. Son voile de couleur vive peut remplacer le voile noir de temps en temps. Fulla a aujourd’hui deux amies : Yasmine et Nada. Elles sont blondes pour satisfaire le sentiment de nostalgie qu’éprouvent ces jeunes filles à la Barbie originale. Mais il est interdit à Barbie d’avoir un petit ami analogue à Ken, cela ne s’adapte pas avec les traditions et coutumes musulmanes.
Fulla n’est pas la seule concurrente de Barbie. La Bratz anglaise avec ses grands yeux avait détrôné Barbie dans les magasins de jouets anglais. On lit dans le numéro du 6 Août 2005 du « Daily News » que Bratz la poupée qui apparût dans les magasins depuis quelques années a secoué la cité des jouets puisqu’elle a pu et pour 3 ans consécutifs atteindre une chiffre d’affaires qui a dépassé les 5.2 milliards de dollars chaque année. Or Barbie avec ses quarante huit variantes n’a pas pu dépassé les 6.3 milliards de dollars par an. Bien que la Bratz ne sourie jamais, il paraît qu’elle plaît plus aux fillettes de 7 à 12 ans que Barbie. Bratz envahit aussi les magasins de jouets aux Etats-Unis[3].


Parmi les variantes de Barbie, La japonaise occupe un rôle important. Elle fût la seule façonnée de manière à avoir des traits asiatiques pour plaire aux fillettes japonaises. Plusieurs copies sont disponibles, dont la plus nouvelle ressemble plus à la Barbie américaine.



Barbie ne conserva pas sa forme au cours d’un demi siècle depuis sa naissance. Les adolescentes ont connu une barbie géante qui mesurait 45 cm et qui ressemblait aux Top Model et qui reflétait l’impact des revues de la mode sur les fillettes. Cette barbie ne vécut pas longtemps, elle a vite été rejetée par la copie originale de 29 cm de taille et qui resta la copie la plus répandue.
Barbie naquit en 1959 en Amérique après « Lolita » qui vit le jour en 1955. Lolita fût rapidement rejetée et remplacée par Barbie pour marquer éventuellement un changement dans les pratiques sociales concernant l’enfance et l’intégration des filles dans la société. Or Lolita ressemblait plus à une jouet d’enfant, tandis que Barbie était la fillette Dame à laquelle s’identifaient les jeunes adolescentes.
Barbie n’est pas une poupée authentique. Elle fut clonée d’une poupée précédente qui existait en Allemagne et qui fût exposée à Munich en 1950 et s’appelait « Lilli »[4].


Lilli l’allemande 1955
Nous pouvons déduire de ce qui précède que Barbie a connu une diffusion internationale dans le monde des poupées pendant presque un demi siècle malgré l’existence de plusieurs copies qui l’imitaient[5]. Elle ne connut une vraie concurrence que ces dernières 4 années. Si nous considérons que la poupée barbie représentait la matérialisation d’un mème qui a envahi les esprits des fillettes et des adolescentes depuis 50 ans, nous pouvons dire que ce mème a pu survivre tout ce temps tant qu’il se conformait avec les représentations mentales des adolescentes. Ce mème répond aux critères de réussite[6] de n’importe quel mème, à savoir les critères subjectifs avec ses composantes : la simplicité, la nouveauté, la cohérence et l’utilité. Or Barbie a connu un renouvellement continu depuis sa naissance en 1959 jusqu’à notre jour.
Pour la simplicité, elle offre une grande gamme d’accessoires qui permettent aux fillettes de s’identifier à elle. Elles peuvent acheter des habits qu’elles peuvent mettre ou faire habiller leur poupée, elles peuvent lui procurer sa propre maison, sa cuisine, ses outils, et tout ce dont elle a besoin pour satisfaire leur identification à cette jeune lady. La cohérence de ce mème et son adaptation au milieu se manifestent par l’évolution de Barbie au cours du temps, de la fille adolescente à la top model et à l’actrice du cinéma. De la fillette à la maison à la femme au travail avec les différentes fonctions qu’elle peut remplir.

Barbie en 1959 أLes variants de Barbie aujourd’hui

De la jeune occidentale à la jeune asiatique et à la jeune africaine.


Barbie l’Africaine

Son utilité est incontestable quand on sait qu’elle constitue un des meilleurs cadeaux offerts aux fillettes à toute occasion.
Pour les critères objectifs, le mème barbie a pu garder une haute invariance. Ses créateurs l’ont développé au cours du temps pour s’adapter aux changements de l’environnement où il a été introduit. Pour les critères d’intersubjectivité, la publicité a assuré pour le mème barbie une diffusion internationale. De la télévision à Internet, cette publicité ne fait que se répandre. On trouve aujourd’hui plus de 40200 sites en français qui traitent du sujet Barbie avec des mots clés mis entre guillemets : « barbie poupée » et 1million 840 mille sites en langue anglaise avec les mots clés « barbie doll ». Pour les cirtères centés sur le mème, les créateurs de barbie montrent une intolérance ardue vis-à-vis de ses concurrentes, ils publient régulièrement les rapports qui montrent sa dominance sûre dans le monde des poupées[7].
Nous évoquons cet exemple pour faire une comparaison entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle. L’évolution du mème Barbie et surtout avec la spéciation d’une nouvelle espèce représentée par la barbie musulmane nous fournit les éléments de cette comparaison que nous traitons dans le paragraphe suivant.
Le dessin de l’arbre généalogique de Barbie nous montre que sa mère est allemande, la « Lilli » de 1950. Elle rivalisa avec la « Lolita américaine » qui lui précédait et l’exclue de la scène. Elle se reproduisit à l’identique pendant des décennies en ajoutant quelques variations à chacune de ses copies. Ces variations lui permirent d’évoluer avec le temps pour mieux s’adapter avec le milieu d’accueil et pour préserver la place dominante. Elle ne connut quelques troubles qu’avec Bratz l’anglaise, mais continue à rester au trône du monde des poupées dans le monde. Sa place ne fût vraiment secouée et spécialement dans le monde arabe et musulman qu’après la naissance de Fulla qui envahit les magasins du monde arabe et musulman et s’étendit encore dans les pays où la diaspora musulmane est répandue. Parler de spéciation nous paraît convenable quand on sait que les deux poupées barbie et Fulla divergent de part leurs caractéristiques, bien qu’elles proviennent d’une seule et même espèce. Elles sont toutes les deux confectionnées en chine, elles se ressemblent, ont la même forme, la même taille mais diffèrent par la couleur des cheveux et des yeux, par leur apparence extérieure (habit et costume), par les statuts qu’elles représentent. Barbie est libre, elle peut occuper plusieurs fonctions, elle peut être médecin, secrétaire, actrice. Elle peut se changer quand elle veut et s’habiller comme elle veut. Fulla est une fille obéissante, docile. Quand elle travaille, elle peut exercer la fonction d’institutrice, elle espère pouvoir un jour devenir médecin. Barbie peut sortir avec ses amies, et surtout avec son petit ami Ken. Fulla doit recevoir chez elle Yasmine et Nada, mais n’a pas droit à avoir un petit ami. L’analogue de Ken ne verra pas le jour dans ce monde de jouets. Cette divergence de caractéristiques a rompu la ligne qui reliait barbie à ses clones. A partir de la Sarah iranienne une sous espèce s’est isolée. C’est elle qui a fait naître la Razane iranienne sa descendante directe qui à son tour a générée la Fulla syrienne. Cette sous-espèce a évolué en une nouvelle espèce après la rupture déclarée avec l’espèce originale.


Arbre généalogique de Barbie



Pour qu’un mème réussisse à se répliquer et se répandre, il a besoin d’une grande publicité, ce qui a été assuré à Razane et Fulla. Or les médias, des journaux aux chaînes télévisées et aux sites internet, ont diffusé la nouvelle de la naissance d’une barbie musulmane intensément. La chaîne télévisée France 2 a diffusé dans son journal télévise du 30 Janvier 2006 un rapport détaillé sur la naissance de cette poupée et la montée de sa vente dans les pays arabes. De même le Figaro dans son numéro du 16 janvier 2006 diffusa cette information. Les journaux arabes et les chaînes de télévision en langue arabe exposèrent des rapports sur cet évènement à plusieurs reprises. Sur Internet nous pouvons trouver 12700 sites parlant de Fulla la Barbie musulmane et 11000 sites de Razane la copie musulmane de Barbie.


Razane Barbie et Fulla Fulla en tenue de sortie

[1] journal.jrsummit.net:8001/ servlet/pluto?state
[2] www.noorart.com/ The_Star.html
[3] Barbie v. Brats -- New doll steals some of Barbie's spotlight, market share
By Los Angeles Times
Aug 05, 2005 - 09:38:17 pm PDT, article online at URL: http://www.tdn.com/articles/2005/08/06/biz/news01.txt

[4] DEBOUZY, Marianne : La poupée Barbie, paru dans Clio, N° 4-1996 article on line at : http://clio.revues.org/document446.htm
[5] Voir les photos des différentes copies sur le site: www.dollreference.com
[6] Pour savoir plus sur les critères de réussite d’un mème voir les aaticles suivants :
Heylighen F. (1998): "What makes a meme successful?", in: Proc. 16th Int. Congress on Cybernetics (Association Internat. de Cybern_(c)tique, Namur), p. 423-418.

[7] Barbie v. Brats -- New doll steals some of Barbie's spotlight, market share
By Los Angeles Times
Aug 05, 2005 - 09:38:17 pm PDT, article online at URL: http://www.tdn.com/articles/2005/08/06/biz/news01.txt